VERITES DEROBEES
EXTRAIT – p. 167
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution septembre 2016 – Edition du Désir
Comme si la journée ne m’avait pas apporté suffisamment d’émotions, négatives de surcroît, il n’était encore que 17 heures lorsque les gendarmes stoppèrent leur quatre-quatre sous le baobab. Ils connaissaient parfaitement le domaine, c’était clair. Cyrille s’esquiva, me laissant seul face à mon destin.
Le patron de l’unité était un homme de petite taille, ce qui rendait plus énorme encore sa corpulence, inhabituelle ici. Son gros ventre le précédait facilement d’un demi mètre, c’est d’ailleurs à cette allure qu’on reconnaissait le chef lorsque la brigade de gendarmerie était à pied, bien plus qu’à ses épaulettes. En voilà un au moins qui ne meurt pas de faim à Kiliougou, me dis je lorsque le gradé obèse approcha. Car l’embonpoint ne concernait pas seulement le ventre, mais tout le corps, de haut en bas. Ses joues rondes avaient chacune la taille d’un petit ballon, de part et d’autre de son nez écrasé, je n’en avais jamais vu de pareilles et ne parvenais pas à détacher mon regard de ces deux hémisphères rayonnantes ; en plus, elles cachaient les yeux, enfoncés dans leurs cavités sombres. Je m’y astreignais toutefois en le regardant avancer. Le ventre rond du brigadier ralentissait sa marche que ses cuisses volumineuses auraient dû accélérer. Je savais maintenant où passait la dîme que le gendarme prélevait sur chaque véhicule contrôlé. Visiblement il ne la partageait pas avec ses subordonnés, voilà ce que je conclus en observant à leur tour les acolytes maigrichons du chef des gendarmes.
Lorsque celui-ci ouvrit la bouche, ce fut pour m’étonner de bien d’autres façons, sans le vouloir bien sûr. D’abord, la voix qui sortait de ce corps obèse n’avait rien de grave,le brigadier Osmoune parlait d’une voix de tête, menue, fluette, poussant parfois vers des tonalités très aigues qui contrastaient étrangement avec l’organe d’où elle sortait. Ensuite, il y avait la dentition, qui apparaissait uniquement lorsqu’il s’exprimait puisque ce sergent Garcia à la mode valuanienne ne souriait que parcimonieusement, cas rare dans la région. Cette dentition avait ceci d’original qu’elle n’était pas blanche. Tous les africains que j’avais rencontrés jusqu’ici m’avaient impressionné par la blancheur de leurs dents, celles d’Osmoune étaient jaunes. Jaunes et noires exactement. Les événements allaient trop vite pour que j’en devine la raison, maladie ou tabagisme, je me bornais à constater le fait. Tout s’accélérait en effet, tel était le sens des révélations du gros chef essoufflé. Un sens pas évident à trouver, à dénicher dans le vocabulaire, la syntaxe et l’élocution d’un homme qui, contrairement au chef du village de Kiliougou, n’avait, à l’évidence, jamais séjourné en France et fort peu pratiqué notre langue. Dans ses non-dits aussi.
– Bonjour Missieu Quezel, entama-t-il en essayant de figer sa corpulence dans un salut digne, sinon réglementaire. Yé commande la brigade de gendarmerie de Yandé et viens vous informer de nos recherches.
– Oui ?
J’étais plein d’espoirs, les gendarmes ne se déplaceraient quand même pas de Yandé s’ils n’avaient rien trouvé, à quatre en plus ! Ma voix traduisit certainement ma fébrilité légitime. J’attendis, car l’autre prenait tout son temps.
– Y a longtemps que l’appel à témoins a été diffusé maintenant, n’est-il pas Missieu Quezel ?
Il se fout de moi, ma parole. Il le sait très bien que cet appel à témoins a été lancé il y a plus d’un mois, non ? Alors, pourquoi me pose-t-il la question ? A moi, en plus ! C’est son boulot, ou je divague ?
Evidemment, je ne dis rien de tout cela. Je le pensai très fort, c’est tout, et parvins à me maîtriser et à répondre :
– Plus d’un mois en effet, Monsieur le brigadier.
La formule de politesse et le titre firent se rengorger le gradé qui hocha la tête, en officier qui maîtrisait la situation.
– Rien, il n’a rien donné.
– ?
– Rien, yé vous dis. Aucune trace de votre fils.
Et c’est pour me dire ça qu’il a fait ces kilomètres sur la piste, avec ses trois compères muets ?
– Pas pu interroger Ama Ibé non plus.
Eh ben, dites donc, quel succès, brigadier ! N’en jetez plus !
Mais non, mais non, je ne dis pas ça du tout. Je ne me gendarmai pas le moins du monde c’est le cas de le dire, j’essayai plutôt d’ouvrir une brèche dans ce flot de révélations.
– Vous allez le convoquer, alors ?
– Non, Missieu.
– Comment ça, non ? Il sait forcément quelque chose. Je vous rappelle qu’il était le patron et est maintenant le principal client de mon fils. Et puis, il possède à peu près tout à Kiliougou, il doit être possible de lui mettre la main dessus.
– Non, Missieu. Parti lui aussi.
– Parti ?
– Oui Missieu.
N’ajoute pas de précisions, eh patate ! Répète, ça me suffit comme information fracassante.
– Avez-vous trouvé où il est parti, Chef ?
– Oui.
Enfin une réponse positive ! Je vais savoir, on va le coincer, ce voyou.
– Parti à l’étranger, pour affaires.
– A l’étranger ? Si je peux contribuer à votre enquête, je suis en mesure de vous informer qu’il n’était pas en France quand mon avion a décollé.
Au soupçon de déplacement des sourcils du brigadier silencieux, que j’interprétai comme une marque d’intérêt, je poursuivis :
– Oui, Chef, j’en suis certain. J’ai intenté un procès à Ama Ibé El Dierry et lui ai adressé plusieurs lettres recommandées, elles m’ont toutes été retournées. Même un constat d’huissier s’est révélé infructueux : absent de son domicile français, voilà ce qui m’a été signifié.
– Oui, Missieu, lui pas en France.
C’est ce que je viens de te dire, tu parles d’un scoop !
– Ama Ibé est dans pays voisin. Pour affaires.
– Et peut-on savoir quelles affaires ?
– Nous cherchons, Missieu Quezel, nous cherchons.
N’allez pas vous dépêcher surtout, vous risqueriez de trouver ! Quel cauchemar. A ce rythme d’escargot, ils ne localiseront jamais mon fils.