UNE FORME DE JOIE
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution 2019 – Edition du MONT
Présentation
Son bonheur est parti, Paul peut toujours courir, il a filé.
Le temps passe.
Paul flotte au gré des évènements qu’il subit. Il ne choisit rien. Il devient plus spectateur qu’acteur de la vie qui bouillonne autour de lui, dans ce pays africain où il a atterri par hasard.
Après plusieurs années et un aller-retour dans son coin de France aux prises avec les flammes- celles qui ravagent le paysage mais aussi celles qui font s’opposer les extrêmes- il ne retrouve pas le bonheur, non, mais une forme de joie l’envahit peu à peu.
Il découvre combien plus durablement cette joie illumine sa vie que l’intense et bref bonheur vécu jadis.
Chapitre 1 « du changement dans l’air »
« Ma mère, Roselyne, m’a conseillé :
Tu ne peux pas perdre ta vie de cette façon, elle est sans intérêt ta vie, il est temps de changer de braquet. Roselyne adore les images de cyclisme, le vélo est son sport préféré, elle pédale sur les départementales le long des vignes, s’arrête au bistrot, déjeune,
Comme un homme, oui ma fille, pourquoi n’aurions nous pas droit à ces plaisirs, chasse gardée peut-être ?
– De braquet ?
– Oui, de braquet. Paul vit à deux à l’heure. Accélère, passe la vitesse et grimpe en danseuse.
Il n’y a pas que le vélo, la danse est l’autre passion de Roselyne mais je ne comprenais toujours pas? Où voulait-elle en venir ?
– Justine étudie à Louvenin, suis-là, loue un appartement bien placé et montre ton joli minois un peu partout; il aura des amateurs, je t’assure.
Mère copine, mère sportive, et maintenant mère maquerelle.
– D’ailleurs j’en connais un, Maître Schewour, un avocat, bien de sa personne, intelligent, cultivé, riche…
Impossible de l’arrêter, elle est amoureuse de ce bellâtre ou quoi ?
– Du bien, tu en as, toi aussi, maintenant.
– ?
- Ben oui, les prêts sont remboursés, non ? Celui de la maison, celui du commerce.
- Oui, je crois. Et alors?
- C’est tout simple : vous êtes mariés sous le régime de la communauté, vous divorcez. Deux parts égales. Tu feras ce que tu veux de ton argent.
Mère maquerelle, mère notaire, mère banquière, quelle femme !
– Sans compter que si Paul casse sa pipe avant toi, tu auras droit à la pension de réversion…Ce ne doit pas être lourd je suis au courant, petites cotisations, petites pensions. Mais ce sera toujours bon à prendre. Enfin, le principal c’est la valeur du fonds de commerce et de l’immobilier, j’ai calculé…
Mère agent immobilier.
-…ta part devrait s’élever à 400 000€ au bas mot.
– Tu oublies que je n’aurais plus de revenu régulier.
– Mais si, Maître Schewour.
Décidément. »
Chapitre 2 « Des syriens et des souris » (p65)
Voici comment Paul découvre un secret . Il vous restera à découvrir le lien avec les Syriens, puis à déjouer l’intrigue policière les concernant.
« Des souris ?
Elles ont conquis sans lutte le plancher des combles « et trotte, trotte la petite souris ». L’absence d’humains, donc de graines empoisonnées, elles l’ont mise à profit pour se multiplier. Pas d’humains, pas de chat et plein de choses à gratter, grignoter, décortiquer. Je ne les entends pas le jour. Je bouge, je les dérange. C’est la nuit qu’elles s’activent, elles me réveillent; j’ai l’impression que ces petites bêtes me mordillent les oreilles ou les doigts de pieds ; je sursaute, m’assieds en un tour de rein, bien décidé à estourbir la plus proche, j’allume, rien. Le bruit vient du dessus. Il porte, la nuit. J’ai horreur de ce qui a trait au bricolage de près ou de loin, aux produits chimiques, aux manipulations délicates. Il faudra, je le sais, marcher sur les poutrelles sinon je creuserais un trou dans le plafond et dégringolerais ; essayer de ne pas éparpiller les graines roses ; surtout, ne pas les manipuler à mains nues…Ces précautions excédent mes capacités, je retarde l’opération de quelques jours. De quelques nuits surtout.
Ce qui me décide, davantage que la gêne sonore, ce sont les palpitations que provoquent ces réveils en sursaut; mon coeur s’emballe, je transpire. Il est vrai que je sors d’un rêve ou d’un cauchemar, comment l’appeler ? La nuit, je redeviens enfant, voilà pour le rêve ; la nuit, je vois rôder mon père il est le fantôme de la maison, voici le cauchemar. Il tient une lampe de cheminot à la main, il l’a achetée ou empruntée à son travail, cette lampe est très pratique, pas de gaz, pas de pile, pas de bougie, il suffit de tourner la manivelle incorporée dans la boîte métallique munie d’une poignée. Elle est légère, je la porte avec plaisir, je crie pour en solliciter le droit ; au bout de dix petits coups de manivelle, une lumière blanche éclaire, elle provient de la partie vitrée placée devant. Cet éclairage blafard qui suffit pour trouer l’obscurité me serre le cœur : que fait mon père ? Il tourne dans la pièce principale, ouvre les tiroirs du bahut, soulève des papiers, farfouille. Il cherche quoi à la fin ? Je ne parviens pas à deviner, aucun indice, je ne suis pas Hercule Poirot. Mon père ne trouve rien. Fatigué, il pose la lampe sur le sol et s’assied, le dos très droit forcément, sur le canapé Louis Xième. Il éteint la lampe, j’entends son corps s’affaler, j’ai peur pour lui, mais non, il ne s’affaisse pas brutalement, il s’allonge sur le côté et s’endort pour le restant de la nuit.
C’est ici qu’interviennent les souris.
Involontairement.
Elles vont interrompre mes rêves et mes cauchemars; ce sera pire ensuite, uniquement des cauchemars.
Car je me décide à sortir l’échelle en bois du cagibi où elle dort. Je la pose aussi délicatement que ma maladresse le permet contre le muret en face du poêle. C’est à ce niveau que se situe la trappe. En équilibre sur l’avant-dernier barreau, je respire sans tourner les yeux vers le sol, vertige assuré, lève le bras droit, le gauche tient le barreau supérieur, et parviens à soulever la trappe. Je la fais glisser par côté. Je redescends précautionneusement, pas le moment de glisser, puis grimpe à nouveau en tenant la lampe d’une main, l’échelle de l’autre. Bel exploit. Le pire est à venir. Se hisser, tâtonner à genoux sur la planche en bois, quinze centimètres de large seulement, avancer, un mètre suffira, je ne suis pas casse-cou. A cet endroit, je pose la lampe par terre, faisceau tourné vers le fond obscur, j’ouvre le sachet, y enfonce la petite pelle en plastique et jette les graines à la volée. Un peu partout, mais en veillant à les concentrer en quelques points; la notice prétend que ces petites bêtes sont grégaires, elles trottineraient en groupe le long d’itinéraires balisés. Si on m’avait dit que le peuple rongeur circulait en bon ordre !
La marche arrière est périlleuse, à genoux sans descendre de ma poutrelle de funambule- lui risque la fracture ou la mort s’il tombe de son filin suspendu au dessus de la piste du cirque, moi de creuser un trou et de chuter aussi, finalement c’est pareil, funambule je suis. Surtout que je dois coordonner mes gestes avec mon encombrant fessier, la trappe n’est pas si large, supporter le supplice que le bois fait endurer à mes genoux (depuis le confessionnal, plusieurs expériences à genoux m’ont laissé un souvenir douloureux), enclencher la marche arrière, tout en récupérant la lampe à l’avant. L’exercice est difficile, l’équilibre instable, le recul sans visibilité, ce sont mes jambes qui font le plus dur, tâtonner et trouver le barreau supérieur, puis les fesses se font un bleu en cognant le bord de la trappe, c’est un moindre mal, il ne me reste plus, si j’ose dire, qu’à redescendre la lampe, l’éteindre, remonter, faire pivoter la trappe, m’assurer qu’elle est hermétique, je ne tiens pas à recevoir une souris égarée sur le coin de la gueule.
Une fois ne suffit pas, la notice utilise l’impératif, elle ordonne : jetez les graines en deux fois au minimum, à quelques jours d’intervalle.
C’est au second que cela se produit. Je ne l’avais pas vue la première fois.
Quoi ?
Une petite boîte en métal placée sur un bout de bois à un mètre de la trappe, du côté gauche. Je l’éclaire, la curiosité m’attire vers cet objet, je le manipule avec un autre bout de bois, bien grignoté celui-là. La boîte est fermée, que contient-elle ? Pas des explosifs en tout cas, depuis le temps ils seraient hors d’usage, non ? c’est bien la seule hypothèse qu’écarte mon imagination débridée. Je descends en trois trajets, la boîte puis la lampe puis la trappe. En bas, je l’époussette, le couvercle est attaché au reste par un fil de fer; ne pas se blesser, prendre le temps qu’il faut.
Voila, c’est fait. Il suffit maintenant de le soulever, la charnière ne tient plus.
Dedans sont entassées des lettres.
Je dénoue le fil, le cœur battant. Le secret d’un trésor enfoui ?
Je lis.
Cette écriture, je la reconnais il me semble sans encore l’identifier, elle est toute en courbes et en rondeur. L’encre est pâle mais lisible encore.
Une, des lettres d’amour !
Qui les a écrites ?
A qui ?
L’auteur est une femme, elle aime un homme, histoire classique.
Sauf que la femme est ma mère et l’homme n’est pas mon père. »
Chapitre 3 « Le fond de la piscine » (p110)
Paul n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles lorsqu’un jeune homme se présente comme son employé:
« Comment ce Kevin a-t-il obtenu mon adresse ? Il sonne. Il peut toujours sonner, je n’ouvrirai pas. Jamais vu ce grand type maigre, au moins un mètre quatre-vingt-dix dont un mètre de longues jambes enserrées dans un jean slim. Il pourrait enjamber le muret il n’y a pas de fil de fer barbelé et il voit bien que je suis là, la pièce est allumée, le poste de télé débite des fadaises, il est jeune il voit et il entend, pourquoi ne le fait-il pas ? Il sonne. Cette sonnerie stridente me dérange, m’électrise, elle ranime la cloche qui avait fini par se taire, je n’en peux plus, j’ouvre la lucarne et crie :
– Qui êtes vous ?
– Votre employé, Monsieur Longelain.
J’ai un employé moi ? Il divague, il s’est trompé de porte, je le lui dis.
– Non, Monsieur Longelain, je ne me trompe pas, vous êtes mon patron.
Alors là, les bras m’en tombent. Je ne suis rien de rien, et certainement pas un patron, je l’affirme haut et fort.
– Je ne suis pas patron.
– Vous êtes le propriétaire du commerce « tabacs journaux » à La Drance, pas vrai Monsieur Longelain ?
Il m’agace ce jeune bien élevé, limite obséquieux. Quel rapport entre mon commerce et lui ?
C’est ce qu’il va me dire.
– J’ai travaillé six mois pour vous, tous les matins de 6 heures à quinze heures.
– Ah ?
– Oui, tous les matins de 6 h à 15h.
Il fait bien de répéter, ce jeune bien élevé, pour que l’information s’imprime dans mon ciboulot, elle est tellement ahurissante, j’aurais embauché un jeune ?
Il continue.
– Cela faisait de grandes journées de travail, je me levais tôt, servais vos clients en souriant, je me sentais utile, pourquoi m’avez-vous enlevé mon gagne-pain, Monsieur Longelain ?
Monsieur Longelain, Monsieur Longelain, il m’énerve à le répéter sans cesse. Il m’agace d’autant plus que je ne l’ai pas recruté, je n’ai jamais vu sa frimousse.
– Vous vous trompez, je ne vous connais pas, je me rappellerais si je vous avais recruté, non ?
– C’est pas vous, c’est Monsieur Bertrand, votre comptable.
– Ah…
J’en ai assez de tenir debout, assez de tordre le cou derrière la lucarne pour cadrer son visage, je le fais entrer, peut-être boira-t-il un coup avec moi ?
Il enlève sa casquette (à la différence de celle d’Antonin, elle est fluo et posée à l’envers), décidément il est poli, ce jeune. Il replie ses longues jambes sous la table, son tee-shirt vert assorti à la casquette fait ressortir ses yeux, noirs d’inquiétude. Je vois bien qu’il s’applique à se présenter sous son meilleur jour; comme Karim il est entraîné, presque aux mêmes attitudes : se conformer aux codes sociaux, respecter les règles en vigueur, se tenir droit, ne pas parler le premier, regarder l’interlocuteur en face, sourire à ses plaisanteries, compatir à ses récriminations. J’en profite, on trinque. Il s’exécute en souriant, je vois son regard traîner sur le pack de bières, sur le cube, sur mon verre, il n’a pas l’air bête, sans doute a-t-il pigé ce qui m’éloigne du boulot. Je ne voudrais pas le décevoir, puisqu’il attend des questions, je vais lui en poser une ou deux, histoire de mimer l’intérêt. Cela me coûte, mon seul intérêt est de boire un verre en sa compagnie et je suis si fatigué, mais enfin j’essaie de me hisser à la hauteur du rôle qu’il m’attribue.
– Alors, ce travail t’a plu ?
– Ah oui, Monsieur Longelain, j’ai adoré. Enfin j’étais utile, je mettais mon réveil, j’étais un des premiers levés et je savais pourquoi, j’avais un boulot, un bon boulot. J’étais dans la vraie vie, je voyais du monde, beaucoup de monde, je leur fournissais ce qu’ils venaient chercher, clopes journaux magazines jeux, en plus je suivais l’actualité, elle s’étalait sur le présentoir en face de la caisse, les clients la commentaient…
– La logistique, le logiciel, la caisse ?
Je repense à tout ça. La barbe! Empiler et stocker les périodiques, et ce foutu logiciel qui se déréglait un jour par semaine avec la ponctualité du fidèle ne ratant aucun office dominical; il bloquait la caisse, une vraie galère; la queue se formait devant moi, j’entendais rouspéter, je devenais de plus en plus rouge, tapais au hasard sur le clavier en priant à mon tour, les derniers arrivés hésitaient à repartir ou menaçaient de le faire si la situation perdurait.
– Super, le logiciel !
Mes paupières sont lourdes, à cette heure de l’après midi tous les malheurs du monde plus les miens et deux litres de rouge leur pèsent dessus, pourtant je les soulève d’étonnement, ce garçon est bien le seul à trouver le logiciel super. C’est quoi cet hurluberlu ?
– J’ai une licence informatique, c’est un peu mon domaine, vous comprenez ?
Il a une licence informatique et il vend des cigarettes ! Et il est heureux de se lever à pas d’heure, de taper sur le clavier, de sourire aux bêtises, de rendre la monnaie, je le crois pas. Il perçoit mes doutes, du coup il argumente, il a tellement besoin de ce travail, de cet argent, il veut faire bonne impression.
– Oui, il est bien fait, ce logiciel.
Première nouvelle. Je ne m’en étais pas aperçu.
– Il suffit de programmer les codes, un par produit, de les mémoriser ou de les afficher et le tour est joué, ça marche comme sur des roulettes. En début d’après midi, j’éditais le journal de bord…
Parce qu’il y a un journal dans cet engin ?
-…et je donnais à Karim le chiffre d’affaires global et la ventilation par produit. J’ai réussi à créer des catégories.
Des catégories ? Je ne pose pas la question, il la devine.
– Oui, une catégorie « journaux », une autre « magazine », une troisième « tabacs » etc. Le comptable m’a dit que c’était intéressant en termes marketing.
Le marketing s’en mêle, j’ignorais qu’il y avait du marketing dans ma petite boutique ! Je ne connais que le mot, et encore, de loin !
Lui en sait long sur le marketing, il me parle de cœur de clientèle, de cibles, de merchandising, il a tout étudié, il met son savoir au service de mon affaire, à ses yeux je dirige une petite entreprise ! Je l’écoute discourir en prenant mon air le plus concentré possible, en réalité seuls mes yeux et ma bouche sont ouverts; la plus active est ma bouche, elle avale coup sur coup. Kevin poursuit son exposé en trois points, j’attends sans impatience sa conclusion, je ne suis pas savant, pourtant, je la connais d’avance.
– Allez-vous me réembaucher, Monsieur Longelain ?
Il prend mon silence pour du calcul, ce n’est que de l’hébétude. Je le vois compter sur les doigts de sa main gauche crispée vers l’objectif, bien la peine d’avoir une licence, nous en sommes au même point finalement, nous comptons de la même façon.
– Le compte est vite fait. Mes contrats de travail totalisent six mois, une interruption de deux mois suffit, après, vous pouvez me réembaucher sans risque de re-qualification du contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée.
Ce jargon m’égare, je n’y comprends rien, il me tarde de boire seul maintenant, j’élude.
– Bon, écoutez, Kevin, je vais en parler à Karim et à mon comptable, je vais réfléchir, je vous appellerai.
– Ah non Monsieur Longelain, tous les entretiens d’embauche se terminent comme ça, on vous rappellera, et personne ne rappelle jamais. Je préfère revenir. Que diriez-vous de la semaine prochaine ? Mardi en huit, cela vous convient ? A la même heure qu’aujourd’hui ?
J’accepte pour avoir la paix. »
Chapitre 4 « Immersion africaine » (p129)
Paul est accompagné en Afrique par son ami; son voyage est original :`
« M’ont-ils drogué ? Assommé avec l’un des multiples cachets que je dois avaler chaque jour ? Un de plus, un de moins, je n’aurais pas remarqué cette pilule nouvelle; l’aurais-je gobée comme le poisson rouge avale les graines jetées dans son bocal ? La comparaison me plaît, je me sens poisson rouge. Déjà, le teint. Rouge brique avant même que je me sois exposé au soleil africain. L’absence d’expression aussi, je ne prononce pas un mot. Muet comme une carpe dit-on, la comparaison est bonne je serais plutôt gros comme poisson, sauf que je parais plus indolent que la carpe. Sans compter la couleur, rouge décidément.
Mon bocal, ils l’ont déposé dans une longue carlingue blanche. Immédiatement, je me crois transformé en chrysalide puis en papillon, la carlingue a deux ailes, c’est mieux pour voler. Cette condition imaginaire m’effraie, j’ai aperçu deux moustachus vêtus de saharienne et portant cannes à pêche et filets; à coup sûr ils vont me pourchasser, me capturer, un papillon rouge serait un spécimen unique dans leurs collections. Mes ailes doivent être fragiles, Adeline m’aide à me déplacer avec d’infinies précautions. Je faufile mon gros ventre entre deux longues rangées de fauteuils vides, mon handicap me vaut le privilège d’être l’un des premiers à fouler le tapis. Le plus dur reste à faire, avancer ma bedaine dans la rangée dix, c’est celle qu’ils ont réservée, sur les ailes précisément, à croire que celles de papillon dont je m’imagine doté seront mises à contribution pour doubler celles du Boeing 737. Un petit effort encore, ils m’installent sur le siège du milieu, je m’en veux de les séparer. C’est qu’ils sont inquiets, le médecin les a prévenus, pendant un si long voyage, une crise est possible à tout moment.
Je suis en manque.
D’alcool. De silence. D’amour.
Pas en manque de médicaments ni d’appareillages divers et variés. Une phlébite serait à craindre. Le docteur a exigé de me boudiner dans deux bas de contention, j’étouffe. Les enfiler n’a pas été une partie de plaisir, ils sont tellement serrés. Ils compriment mes chairs flasques. C’est l’objectif. Bravo, Docteur, il est atteint. Il leur a fallu prés d’un quart d’heure pour m’équiper. Les poils qui recouvrent mollets et cuisses les gênaient, on n’allait tout de même pas les raser comme pour une opération ! Cette manipulation m’a arraché une plainte, je suis douillet en plus. Maintenant, je rentre dans ma coquille, aucune parole ne sort de ma bouche et pourtant je suffoque. Il fait chaud, mes jambes brûlent. Ce n’est pas nouveau. A terre déjà, une apnée du sommeil avait été diagnostiquée; je ne m’étais jamais aperçu que je restais de longues minutes sans respirer. Une blouse blanche avait mesuré la durée de mes apnées et inquiété Karim. Il risque un arrêt cardiaque en pleine nuit. Il faut bien mourir de quelque chose, c’est ce que je m’étais dis en entendant ce sombre pronostic. La médecine ne partagea pas cet avis; elle harnacha, elle prescrivit, serment d’Hippocrate ou appât du gain ? Je me considère comme un prototype exceptionnel, le seul poisson rouge équipé d’un tuba, le seul qui n’a pas à inspirer par ses propres forces; un appareil relié à la prise électrique envoie de l’air dans un tuyau qui pénètre directement dans mes branchies. Evidemment le tuyau m’immobilise dans une position, me tourner devient un exercice périlleux, surtout si je fais des sauts, comme mes congénères. Amorphe j’étais le jour, amorphe je resterai la nuit. Le pire est que, depuis, tous mes faits et gestes étaient contrôlés, c’est l’impression que j’avais éprouvée en entendant le technicien spécialisé chiffrer le temps durant lequel j’étais resté appareillé, le nombre des apnées, leur intensité etc. Dans l’avion, impossible de brancher l’appareil respiratoire, c’est toujours ça de pris.
Peu à peu l’avion se remplit. Le spectacle me distrait. Il y a là quelques familles françaises heureuses de retrouver un soleil estival; nous venons d’entrer en hiver, les températures ont baissé brutalement, de fortes pluies sont annoncées, la vigilance orange est décrétée dans 20 départements. Ces gens commencent à se détendre. Pas complètement, le stress du départ est encore présent, billets, passeports, visas, horaires, bagages, consignes de sécurité, porte d’embarquement à rechercher. Ils vivent une étape intermédiaire entre le stress et la détente. C’est l’excitation. Voyage en terre inconnue à leur portée; ce ne sont pas des stars et pourtant ils embarquent pour un univers étrange. Leurs yeux brillent, quelques fossettes se dessinent sur leurs visages pâles, les enfants s’agitent. C’est une mauvaise nouvelle pour moi, des gosses de tous les âges piaillent déjà. En tête de cortège, un grand court dans l’allée et se fait réprimander par l’hôtesse déguisée. Elle porte un uniforme comme ses collègues, femmes ou hommes; c’est ridicule, la tenue est ridicule, j’ai toujours eu horreur de l’uniformité, il n’y a que Roselyne pour sublimer ces teintes unies rehaussées de couleurs vives. Le pire, c’est le sourire de la première à s’occuper de moi. La première d’une longue série, tout le monde va me chouchouter, un poisson rouge n’a aucune autonomie. La position assise retrouvée par force me rappelle à la réalité : lors d’un bref passage à l’hôpital psychiatrique après ma troisième crise éthylique, ils m’avaient ceinturé puis attaché à un lit à barreaux; c’était pire que la prison, tout mon corps était en cellule, bloqué. La ceinture que je suis obligé d’attacher me rappelle cet affreux souvenir. L’hôtesse a eu le tort de sourire, ses lèvres sur-lignées d’un rouge vif m’ont renvoyé dans les cordes, décidément je ne sors pas des attaches de toutes sortes. L’image de Marion est revenue occuper mon esprit, elle qui était si naturelle « avant » s’était entichée du rouge fluo affreux que la chère Roselyne porte depuis toujours. Dans ma chambre blanche d’hôpital, ce rouge si cru envahissait tout l’espace. Rouge sang devrais-je dire, cette irruption que je croyais tendre était vite devenue sanglante, Marion avait décampé fissa après m’avoir pris en photos. Ce rouge vif qui défigure l’hôtesse au long nez tranche pareillement sur le blanc et le gris qui couvrent les parois. Autant dire que je m’en méfie.
Heureusement, des Africains s’installent à leur tour. Seule ma vue fonctionne, les autres sens ont disparu, je ne sens ni n’entends. Ni ne goûte, hélas. Ceux-là m’intriguent.
Pas les hommes portant costume et attaché case, copie conforme des cadres occidentaux, à part leurs gourmettes et bagues qui brillent de mille feux.
Les femmes.
Elles sont grasses, comme moi. Merci l’Afrique, je ne serai plus montré du doigt comme l’obèse de service. Plusieurs portent des tenues multicolores dans des tons chauds qui me réveilleraient presque. Karim m’avait fait entrevoir cet univers avec ses tenues chatoyantes de jeune marié. Là, c’est mieux. La couleur se détache sur le fond uni de l’appareil. Les pendentifs s’agitent. Les seins aussi lorsqu’elles soulèvent de grands sacs jusque dans le coffre. Ce qui les distingue surtout est leur présence, leur naturel, leur spontanéité souriante; tout leur visage est radieux le sourire ne quitte pas leur figure, les traits ne sont jamais crispés, leurs gestes restent souples.
Le ballet s’arrête.
La ventilation au maximum oriente l’oxygène vers mes narines, je respire sans effort. Du coup, au décollage je ferme les yeux. Ai-je peur ou suis-je blasé ? J’ai tant de fois décollé dans ma vie précédente de coléoptère.
C’est bien cela, je suis blasé, entouré, chouchouté, oxygéné. Abruti par les cachets aussi. Je m’endors. »