REVERIE CEVENOLES
EXTRAIT → Un petit rien, vraiment ?
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution juin 2016 – Edition du Désir
Le froid tarde à s’installer en ce mois de décembre 2014. Rosiers en fleurs, arbustes bourgeonnants, la douceur persiste. Les habitants de Saint Martin de Londres apprécient. Leur paisible village est aussi le plus frisquet de l’Hérault, alors un début d’hiver clément c’est toujours ça de pris, surtout après les pluies diluviennes du mois d’octobre.
Elisabeth peint derrière sa baie vitrée, tout est calme, la nature est belle, les voisins silencieux, pas un bruit.
Elle l’ignore, mais de l’autre côté du village viennent de s’installer deux familles d’immigrés, bientôt rejointes par des frères, des sœurs et leurs cousins. Ce sont des Kurdes. Ils ont fui leurs pays en guerre quelque part dans le triangle Syrie-Irak-Turquie, les Kurdes sont disséminés, ils n’ont pas réalisé leur rêve d’un Etat indépendant. Personne ne parle d’eux ici, ils sont discrets ces maçons travailleurs. Sur les chantiers de 7h du matin à 20h si le temps le permet, c’est le cas en ce moment, les Operacsi travaillent en famille. Solidaires, unis, le chef signe les devis et négocie, les frères et les cousins exécutent les travaux quasiment sans parler. Solides, la barbe drue, les sourcils ombrageux, les Operacsi travaillent dur. Ils ne dépendent de personne, aucune aide extérieure, rien, le Kurde est fier.
Leurs voisins immédiats se sont méfiés au début, ce nom à coucher dehors, leurs mines patibulaires et des conversations incompréhensibles, dans une langue gutturale, entendues derrière le mur de clôture… Bonjour, bonsoir, chacun chez soi. Petit à petit pourtant, un semblant de confiance s’installe, ils voient bien que ces Opera machin chose- quel nom quand même !-, sont des gens honnêtes et sérieux, pas des tire au flanc, pas de ces profiteurs venus pomper leurs allocations un point c’est tout. Ils n’iraient pas jusqu’à en faire les parrains de leurs enfants, mais enfin respect mutuel.
Les coups de feu sont tirés le 7 janvier 2015, trois djihadistes massacrent la célèbre équipe de dessinateurs de Charlie Hebdo.
Le drame se joue à mille kilomètres de Saint Martin de Londres, n’empêche, tous ici en ressentent la déflagration. On s’indigne, l’islam radical, ces barbus fanatiques, ces fous de Dieu…Bon, à la radio, à la télé on explique que tous les musulmans ne sont pas comme ces assassins, pas d’amalgame s’il vous plaît.
Voire. On fait gaffe dans le quartier, les enfants rentrez, il se fait tard, s’entend on leur dire pour les dissuader d’aller jouer avec les petits kurdes.
Le lendemain, tous respectent la minute de silence, on se rassemble, on allume des bougies, tout le monde est Charlie, et n’allez pas croire qu’on assimile les basanés que l’on croise…à ces tueurs à la kalachnikov.
Le fait est pourtant que le fossé se creuse. Les Operacsi ne ressentent plus les mêmes vibrations, sont-ils aussi bien installés qu’ils le croyaient finalement ? Une vague suspicion les entoure à présent, c’est physique, c’est lourd. Ils ne se sentent plus à l’aise sur la terre de France. Ils s’enferment chez eux, entre eux. Le regard des autres les angoisse maintenant.
Pour tout arranger, l’hiver s’installe, dans le décor comme dans les cœurs.
C’est le 9 janvier 2015 que cela se produit.
Elisabeth est sortie de chez elle, quelques courses au village, c’est à deux pas. Le trottoir se rétrécit devant la banque. Quand elle le voit, elle s’apprête à l’éviter, à descendre sur la route pour continuer sur sa lancée. C’est instinctif, un réflexe. Lui ne porte pas de djellaba, aucune tenue exotique, pas de couvre chef oriental, rien sur lui qui en fasse quelqu’un d’autre qu’un français moyen si ce n’est son teint foncé, ses sourcils noirs assortis à ses cheveux bouclés. C’est en approchant qu’elle se dit Vraiment, il est typé.
Dix mètres.
Cinq mètres.
La ressemblance avec le portrait robot est évidente. Pourtant elle est plus surprise que véritablement effrayée lorsqu’ils arrivent à la hauteur l’un de l’autre car il s’arrête brusquement, ses yeux noirs fixés sur elle sans ciller, et lui lance gaiement :
« Bonne et heureuse année 2015 ».
Yilmaz a dix-huit ans, il est ici depuis peu, ces cinq mots de français, il est fier de les prononcer et d’être compris. Son visage s’éclaire, tout s’éclaire, ses yeux, ses fossettes, son teint, et peut-être même sa barbe et sa chevelure frisée ? Il ouvre grands les bras et serre affectueusement Elisabeth, qui, l’étonnement passé, le lui rend bien. Rien de trouble entre eux, aucune drague, pas d’arnaque. Juste un moment inattendu de fraternité.
Elle était triste, la voilà gaie. Lui aussi.
Dès son retour à la maison, Elisabeth raconte sa surprenante rencontre à son mari, plongé dans son journal comme toujours. A son front plissé, elle voit bien qu’il se pose des questions.
– Mais non, qu’est-ce que tu peux être bête parfois!
– Un musulman, tu m’as bien dit un musulman? Et un jeune, en plus?
– Oui, et alors ?
C’est qu’il l’énerverait à force ! Elle tourne les talons, le nez pincé, elle s’enferme dans sa cuisine, il va être l’heure du repas de midi, les hommes, tous les mêmes !
Chez lui, Yilmaz étonne aussi les siens. Pas plutôt la porte entrebâillée, il rit de bonheur en décrivant la scène qu’il vient de vivre. Il ne rit pas longtemps. Les mains sur les hanches, le visage fermé, le regard noir, sa mère n’est que soupçons :
– Une femme blanche? Sexagénaire? Et elle te serre dans ses bras? Elle se prendrait pas pour ta mère, si?
Yilmaz hausse les épaules, il se claquemure dans sa chambre, étudier, toujours étudier, quelle barbe !
Deux jours plus tard, c’est un dimanche, le 11 février 2015, quatre millions d’Elisabeth et Yilmaz, de Pierre et de Déborah manifestent dans les rues des villes et des villages pour défendre la liberté d’expression. Le silence les rassemble d’abord, un recueillement dense, conscient, habité. Ce ne sont pas les bouches qui disent ces mots mais des pancartes écrites en lettres blanches sur fond noir :
« Je suis musulman, je suis Charlie » |
« Je suis policier, je suis Charlie ». |
« Je suis juif, je suis Charlie » |
Après, mais après seulement on applaudira ici, là on chantera la Marseillaise et partout on rira de bonheur, on embrassera ou ovationnera les policiers éberlués.
Ce soir, mon semblable, mon frère, nous resterons ensemble tard dans la nuit froide, à la lumière de nos bougies.