MI-ANGES, MI-DEMONS, COMME CHACUN DE NOUS
EXTRAIT – p. 61
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution octobre 2017 – Edition du Désir
Les couleurs de l’arc en ciel, Kathelynn les aimait depuis toujours. Le violet, le vert, le rose, le bleu, le rouge dans leurs tons pastel ou crus décoraient les portes et les façades lorsqu’elle était enfant. Elles étaient son soleil qui ne brillait pas toujours sur la presqu’île de Dingle. Sa localisation au Sud de l’Irlande n’y changeait rien, le climat était doux, il pleuvait, il pleut, il pleuvra.
Elle était heureuse dans son pays, dans son milieu, pourquoi en avait-elle changé ? Pas par amour, non, aucune rencontre amoureuse ne l’aurait décidée, c’est ce qu’elle croyait, la suite de sa jeune vie lui apprendra qu’elle ferait bien pire. C’est le travail qui était la cause de son déracinement. Il y en a peu à Dingle, elle avait dû quitter son Eden fleuri, ses amis, sa famille…direction le Nord. Dublin, la grande ville. Les haies de fushias n’étaient pas ce qui lui manquait le plus, c’était la douceur, celle des couleurs d’abord, la chaleur des amis et relations, la faible amplitude des températures été comme hiver, matin et soir, la pluie offre bien des avantages.
Une entreprise de pointe recherchait une assistante technico-commerciale, elle avait postulé et été immédiatement recrutée. D’autres qu’elle auraient ciblé cette boîte qui mettait au point des robots médicaux, pas elle, elle avait répondu à l’annonce sans connaître les avantages qu’elle offrait à ses salariés. Entreprise à haute valeur ajoutée, elle exportait ses merveilles technologiques dans bien des pays sur presque tous les continents. Parfait pour Kathelynn, sa pratique du français, de l’espagnol et de l’allemand, en plus de l’anglais, avait fait la différence avec ses concurrents. Son tempérament calme, sa maîtrise d’elle-même aussi, Kate était une jeune irlandaise réservée, précise, ponctuelle, bien élevée, une femme moyenne en tout, ni trop belle ni trop moche, ni naine ni géante, pas davantage obèse qu’anorexique. Pourtant elle tranchait sur ses copines, elle n’était pas rousse ! Brune aux cheveux longs, mince, elle scannait tout sur son passage sans avoir l’air d’y toucher. Son regard gris vert assorti au ciel enregistrait les attitudes sans s’y attarder. Elle s’attachait peu, s’exprimait rarement, les commerciaux usèrent les uns après les autres leur verve en pure perte.
Ce recrutement changea sa vie, elle ne s’y attendait pas. Son salaire était confortable, inespéré pour une fille confrontée jusqu’ici aux petits boulots. 2500€ à l’embauche auxquels s’ajoutaient une commission sur les ventes, frais de déplacement et heures supplémentaires, vrai changement pour elle dont les heures en plus n’avaient jusqu’ici jamais été payées. D’autres avantages non monétaires l’intéressaient aussi, des œuvres sociales multiples gérées par le comité d’entreprise, une bi-bliothèque, des cours de gymnastique, hammam et sauna à discrétion. Surtout que Kathelynn avait peu de charges, pas de voiture, elle se déplaçait à bicyclette. Son vélo blanc était équipé d’une sacoche à l’arrière pour poser ses courses, d’un sandow pour les attacher et d’un cadenas, rien d’autre. En ce temps là, l’immobilier à Dublin n’était pas cher, des chevaux galopaient sur des prés en plein centre, c’était avant. Avant le redressement économique du pays, les constructions de logements modernes, l’afflux des entreprises appâtées par une fiscalité avantageuse.
Deux ans de service, et déjà son employeur lui offrait une promotion.
Il s’agissait d’une multinationale, elle n’avait pas regardé à la distance, à la langue, au climat, à la famille, seul le business comptait pour elle. Elle l’avait affectée…en France. Au Sud toujours, pas le même que le sien, ici la différence de climat était patente, quarante degrés l’été, du vent souvent, la pluie irlandaise était loin. Ce n’est pas qu’il ne pleuve jamais à Antibes, c’est la fréquence et l’intensité des précipitations qui sont différentes. Chez elle, la pluie faisait partie du quotidien, elle tombait plusieurs fois par jour, elle était douce et légère. Ici, la sécheresse dominait de juin à septembre, les températures caniculaires séchaient la végétation, le moindre mégot inconsciemment jeté depuis la fenêtre d’une voiture incendiait des milliers d’hectares. Mais il n’était pas rare que de violents orages éclatent. Souvent en avril et en octobre. A ces époques de l’année, l’air chaud accumulé sur la Méditerranée remonte vers le Nord et heurte de plein fouet l’air froid qui descend des préalpes d’Azur. Les sommets déchirent les nuages et laissent éclater les orages. Ceux là sont très violents, ils emportent la terre, les cailloux, les voitures, les gens hélas parfois, combien meurent chaque année pour être sortis imprudemment ? Les météorologues avertis constatent après coup la soudaineté des trombes d’eau qui s’abattent en octobre ou en novembre, ils énoncent ces chiffres du ton détaché de celui qui ne les subit pas, ils n’ont jamais eu à affronter les crues soudaines, les routes barrées, les chutes de pierres, la grimpette sur les hauteurs pour se réfugier, talus montagnes toits tout est bon.
C’est donc à Sophia Antipolis qu’elle travaillait depuis deux autres années. Ici aussi ses collègues de travail les plus jeunes la draguaient ouvertement, sa passivité les lassait, c’était trop long à leurs yeux de l’apprivoiser, ils étaient pressés.
Daniel Maulibois, non. Ou alors, c’est qu’ils avaient eu le temps de faire connaissance puisque Daniel avait participé à des séminaires deux fois par an en Irlande. C’était un homme doux, aussi discret que Kathelynn. Elle aimait son regard calme que son scanner ne perçait jamais, il était translucide, évanescent, on se perdait dans ses yeux clairs. Crâne chauve, cheveux blancs par côté en harmonie avec ceux de sa poitrine qui s’échappaient d’une chemisette toujours ouverte, cet homme était un technicien allergique à la cravate, un technicien peu frileux. Il adorait les outils et n’avait pas son pareil pour démonter les mécanismes les plus complexes. Pour les remonter non plus heureusement, rien ne lui résistait. Daniel travaillait lentement, il était méticuleux, « technicien spécialisé » était l’intitulé de son emploi. Il était lent pour tout d’ailleurs, marchait à petits pas, n’était jamais pressé ; il parlait avec parcimonie, d’un ton bas, monocorde, posé. Peu de gens l’impressionnaient, il ne cherchait à épater personne, patron famille amis copines. La séduction n’était pas son univers. Ce n’est pas par hasard qu’il vivait seul, il se sentait bien ainsi.