CONTES SOLAIRES
EXTRAIT → B C B G
→ Recueil de nouvelles de Didier AMOUROUX – parution décembre 2014 – Edition du Désir
19, 20 ans, pas davantage. Cette fille-là a du chien, pas à dire. Un genre, quoi. Ce n’est pas de la beauté à parler vrai, mais un style, des attitudes, une fraîcheur, comme une naïve appréhension de la vie. C’est vrai, tout le monde est d’accord là-dessus, elle a un genre, Héloïse. Bon genre, vraiment. Pas étonnant d’ailleurs puisqu’elle est née dans une famille bourgeoise, unie, catholique et tout et tout. Son père est le bon Docteur Delous, celui que s’arrachent les riches habitants du Mont Saint Clair qui domine Sète. Celui aussi qui accepte de soigner gratis les pauvres au dispensaire de l’Espoir, sur le port de pêche. Son cabinet est établi en bordure de leur propriété familiale, sur le haut du boulevard de Verdun. Les gens peuvent se garer à l’entrée, c’est commode et sûr pour leurs belles voitures. Après le portillon, un sentier gravillonné bordé de rosiers anciens très vigoureux conduit à la maison. C’est une grande bâtisse classique, qui est dans la famille depuis trois générations maintenant. Classique par sa construction sobre, rigoureuse, BCBG elle aussi. Le plus remarquable, ce qui attire le plus l’œil du visiteur, est sa grande terrasse tout autour. Côté sud, on y a une vue plongeante sur la mer. Au nord et à l’ouest, sur l’étang de Thau et aussi sur les collines au fond là-bas qui remontent vers Villeveyrac et l’arrière-pays.
C’est Béatrice Delous, la mère d’Héloïse, qui gère la maisonnée. Pas seulement les 200 mètres carrés habitables avec les cinq chambres et cette enfilade de salons, boudoirs, bibliothèque, salle à manger, j’en oublie sans doute. Non. Surtout les trois garçons et les deux filles qu’elle a mis au monde avec une régularité de métronome tous les deux ans, que voulez-vous on est catholique pratiquant chez les Delous, pas question donc de contrôler les naissances, de limiter la vie. Et puis Béatrice et Jean forment un si beau couple. Si uni, si sportif. Si tout bien, vous voyez? Deux tennis par semaine entretiennent leur forme, et leur classement, ils y tiennent. Ils jouent uniquement sur terre battue : d’abord c’est mieux pour leurs articulations à 45 et 50 ans bientôt ; surtout, ils aiment l’ambiance de ce club privé où se retrouve la bonne société sétoise. Privé, donc fermé bien sûr. Les cinq enfants Delous y sont inscrits avec leurs parents, ça coûte une fortune mais le sport est sacré, et puis on est entre soi.
Héloïse donc.
Elle joue, bien sûr, très bien d’ailleurs et elle est si classe dans sa tenue blanche, tee-shirt bien repassé sur jupe plissée. Chaque match est l’occasion pour elle de prouver sa technicité, elle est 15 /1 maintenant. Mais aussi sa souplesse, la précision de ses coups, la vitesse de ses accélérations. Sans compter, parce que ça elle ne s’en rend pas compte, la grâce de son corps en mouvement. Ce n’est pas qu’elle soit si belle que ça à vrai dire. Elle n’est pas très grande, autour d’1,65 mètre. Elle n’est ni grosse, ni maigre, mais sa chair ferme et blanche attire le regard et tranche sur celle de ses amies bronzées. Elle est musclée et paraît tellement saine dans tous les mouvements. Et puis, il y a son sourire large, espiègle, naturel. Ses yeux vont bien avec sa bouche. Ils sont gris noisette, en harmonie aussi avec ses cheveux châtains et bouclés, qu’elle porte toujours mi- longs et qui virevoltent joliment à chaque balle ; à l’arrêt aussi d’ailleurs puisqu’Héloïse n’aime rien tant que de les balancer en tous sens.
Il n’y a pas que les cheveux qui virevoltent autour d’elle évidemment. Les garçons aussi. Enfin, ceux qui sont admis ici, ils sont triés sur le volet. Triés naturellement je veux dire : il n’y a que des gens bien qui sont invités à la maison Delous, et donc les fils de bonne famille entourent Héloïse. C’est un système qui marche depuis des générations, ce truc-là : on se fréquente entre gens du même monde, on se marie entre soi, au moins on est sûrs, vous comprenez ? Entretemps, il suffit de bien orienter les enfants vers le métier du père, ou un aussi lucratif, et la reproduction sociale est assurée pour la génération suivante.
Voilà pourquoi peut-être, tout au contraire, Héloïse profite de la charge qui lui est confiée d’acheter poissons et crustacés pour…respirer un peu. Elle descend tantôt au Barrou sur l’étang, tantôt au port de pêche de l’autre côté, vers la mer. Sur les quais, dans les marchés, ce sont plutôt des vieilles et des vieux qui font leurs courses. Les parents d’Héloïse le savent bien, qui la laissent y aller seule. Ce qu’ils ignorent, c’est que plusieurs fois Héloïse a été suivie alors qu’elle repartait et remontait vers le Saint Clair, avec son cabas chargé. Elle a été sensible à ces regards lourds de sous-entendus, à ces approches indirectes…
Mais c’est dans la ruelle Maritot, un peu au-dessus des Halles, que ça s’est passé. Ruelle dit bien l’étroitesse de la chaussée, l’absence de trottoir, de jour, de soleil. De monde aussi. Ajoutez-y la grimpette, parce que la pente est forte pour remonter sur le Saint Clair en venant du port, c’est un mont, ça ne vous a pas échappé, hein ?
Un vieux pécheur rapièce ses filets dans son garage ouvert. La casquette bleue de travers sur une tête ronde et burinée, il a bien 70 ans cet homme. Il coud, patiemment.
Elle s’arrête, observe ses gestes.
Lui observe la fille, tout en tirant sur sa cigarette.
Il lui fait signe, viens petite.
Pourquoi le suit-elle ?
Elle ne sait pas. Comme un appel. Pas de désir pourtant. Juste le bonheur d’être touchée, caressée, et puis le reste, sans cris extatiques, sans manières raffinées, sans tasse de thé après. Et celui de faire plaisir, comme ça, sans plan, sans arrière-pensée. Faire plaisir à un vieux qui lui dit qu’elle est belle, et qui n’a sans doute pas beaucoup d’occasion, n’est-ce-pas ? Dans cette ruelle, dans ce garage vieillot.
Le tout n’a pas duré cinq minutes. Puis, elle a filé, ni vu ni connu. Rien n’a changé dans son attitude en rentrant à la maison, ni sa jupe sage, ni ses cheveux au vent. Rien, même pas son visage franc et clair comme de l’eau de roche.
Une passade.
Une passade ?
Oui et non.
Oui car c’est en passant, sans rien prévoir, que ça s’est fait.
Mais non aussi parce que ce don d’elle-même lui a bien plu. Pas l’acte, classique. Davantage sa sobriété, sa simplicité sans manière ni raffinement aucun. Sans verbiage non plus. Surtout, elle a aimé l’image d’elle que le vieux lui a renvoyée. L’admiration de son corps qu’elle a lue dans ses yeux. La vénération de sa beauté, de sa fraîcheur, de ses formes musclées.
Voilà, c’est bien ça, elle a aimé être aimée simplement, fugacement, sans la plus petite préparation (vous avez dit préméditation ?) ni la moindre projection sur quelque avenir que ce soit.
Il s’en fout, le vieux. Il le sait bien qu’il va mourir. Alors, cette rose, quel cadeau du ciel, là, maintenant !
Un bol d’air pour lui.
Un autre bol d’air pour elle.
Et en plus un don, c’est bien, non ?