AU PIC SAINT-LOUP, AVEC OU MALGRE VOUS ?
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution MAI 2024 – 3 SENS EDITIONS
→ Couverture, reproduction d’un tableau de Vincent BIOULES
Présentation
Né à moins de 25 kilomètres du village – « en ville », disaient les autochtones –, Achille traînait comme un boulet sa réputation d’ « estranger », c’est comme ça qu’on l’appelait. Sa relation avec une fille du coin n’y changeait rien. Un héritage (inattendu puisqu’il n’avait plus de parents) lui valut des marques subites de reconnaissance. Étaient-elles sincères ? Son engagement en faveur de la protection de l’environnement autour de la montagne emblématique du nord de l’Hérault, le Pic Saint-Loup, aux vignobles réputés, allait servir de test. En dépit des commérages, des partis pris politiques, de la pression de l’argent, il voulait vivre ici. Le pourrait-il, alors qu’un investisseur mafieux lui tendait des traquenards ? « Au Pic Saint-Loup, avec ou malgré vous? » est donc un roman de terroir. Mais aussi un roman policier riche en rebondissements. Un roman historique enfin, la leçon qu’Achille tire de ce qui s’est passé il y a mille ans lui sert à adapter sa stratégie en 2025.
Extrait – Les 6 premières pages du prologue
Sous un ciel radieux, le clan Razigade sortit de la rue du Courreau dans un ordre parfait. Les voisins, aux fenêtres, habitués à leurs tenues dépareillées, applaudirent le cortège. Bien droit, la moustache lustrée, sa tenue inhabituellement chic transformait Léon en bourgeois bien mis. Il allait, bras-dessus, bras-dessous, sans lâcher un instant son aînée. Marie avait laissé sa chevelure retomber sur la robe lavande qu’elle étrennait. Une capeline assortie la protégeait du soleil, déjà chaud en ce début juin. Le sourire ne quittait pas son visage. On l’arrêtait à chaque pas pour l’embrasser- des jeunes parmi les joueuses et joueurs de l’équipe 1 de tambourin; d’anciens élèves du primaire; des vieux qui l’avaient vu naître et l’avaient accompagnée tout au long de son enfance.
Achille et Marie-Louise tardaient à sortir.
Né à moins de 25 kilomètres du village- « en ville », disaient les autochtones-, Achille traînait comme un boulet sa réputation d’ « estranger », c’est comme ça qu’on l’appelait. Il avait appris qu’un autre, avant lui, avait souffert du même ostracisme lorsqu’il était arrivé. Les gens du coin avaient affublé Léopold du sobriquet de « fada ». Achille préférait « fada », c’était plus chantant. « Estranger », c’était froid, ça sentait la méfiance à plein nez. C’est lui qui aurait dû se méfier, oui. Tout ce qui s’était passé était un peu de sa faute, à bien y réfléchir- le brouhaha ne l’empêchait pas de réfléchir, au contraire, il stimulait ses cogitations, on dit que cela se passe de cette façon quand on sent la mort arriver, brr… Quelle faute? Se mêler de leurs affaires, quand on n’est pas du coin, voilà sa faute. Pour qui se prenait-il? Achille n’avait rien vu venir. Le traquenard avait été monté par un professionnel, pas possible autrement. Par qui? La gendarmerie n’avait encore rien trouvé; des pistes, il y en avait presque trop, comme la première fois. Aussi bien, c’est l’un de ceux-là qui a fait le coup, se dit-il en entendant les clameurs sur le pas de la porte. Rester, se marier, à quoi bon?
Alice et Lise s’y mirent à deux pour le pousser dehors. Le trac, croyaient-elles. Il résista, c’est peu dire qu’il n’était pas assuré de l’accueil qu’il recevrait. Lorsqu’il finit par sortit dans la rue, les applaudissements s’interrompirent. Aucune embrassade. Pas un sourire. Un vide se créa autour du couple qu’il formait avec sa belle-mère. Un vide palpable. Trois sens concernés en même temps, bravo Achille, 3 sur 5 : le regard des gens sur sa personne était glacial; le silence, hostile; pas une bise, pas une main à serrer. Marie-Louise était au même niveau, avec des particularités inhérentes à sa personne, tout le monde connaissait « Pel de lèbre, pel de lapin [1]»; l’odeur tenace des lièvres et des lapins qu’elle dépeçait quotidiennement accompagnait chacun de ses gestes, c’était à se demander si elle s’était lavée le jour du mariage de sa fille? Elle n’aimait pas la foule, Marie-Louise. Tremblotante, elle était engoncée dans des vêtements du dimanche qu’elle ne reconnaissait pas pour siens, tellement ils étaient beaux; elle ne portait jamais de tailleur, ses activités ne s’y prêtaient pas; celui-ci était d’un gris clair, sans fioritures, ni ceinture ni chapeau, rien, elle s’était fait violence pour tolérer le tailleur, pas question de se transformer en potiche peinturlurée comme Roberta.
Pour ce qui est des couleurs, la suivante dans l’ordre de sortie en portait pour le groupe. Ce n’était pas Alice qui marchait, mais l’arc-en-ciel devenu femme. Elle avait longuement choisi comment le décliner. C’était étonnant. Le dégradé de couleurs respectait à la lettre celles de l’arc-en-ciel, à commencer par le rouge de son chapeau. Il jurait avec sa chevelure rousse -« Pas ma faute à moi si le rouge et le roux s’accordent mal, j’suis rousse, tu voudrais pas que je me teigne, si? Le cercle le plus haut de l’arc en ciel est rouge, alors… », disait-elle à Lise qui n’insistait pas, les excentricités de sa chérie la faisaient rire, elle était naturelle, au moins, et ne prétendait ressembler à aucune gravure de mode; de ce point de vue, Alice pouvait être tranquille, elle ne ressemblait à personne. Un foulard orange cachait son cou, qu’elle avait petit. Son veston en cuir était visible de loin, sa couleur jaune en mettait plein la vue. Une ceinture vert pétard retenait son pantalon, non qu’elle eut minci, c’était juste un élément de décoration, elle n’avait trouvé que la ceinture pour inclure le vert de l’arc-en-ciel dans la tenue. Le pantalon, d’un bleu vif, était prolongé par des chaussettes indigo. Les chaussures étaient l’accessoire qui lui avait donné le plus de mal : « où en trouver de couleur violette? », elle se l’était demandé longtemps avant d’en dénicher une paire dans un bric-à-brac, la vendeuse prétendait qu’elles avaient été portées par son grand-père, un ancien clown; Alice avait trouvé plus grand pied que le sien, d’au moins deux pointures, le grand-père chaussait du 45. La longueur de ses pompes l’obligeait à marcher lentement, en appuyant le pied à chaque pas; on aurait dit une cane, ou bien une nageuse équipée de palmes; encore aurait-il fallu que l’une ou l’autre portent cette drôle de couleur. À ses bras colorés, Lise incarnait la science sage. Du noir, rien que du noir, mais du chic, qu’elle avait payé les yeux de la tête, tant pis, on ne se marie qu’une fois, c’est ce qu’on espère, parfois la vie en décide autrement; son couple avec Alice faisait déjà cancaner; leur mariage scandaliserait; hélas, sa belle robe longue, très habillée, complétée par un collier du plus bel effet, ne servirait qu’une fois. À moins, espérait-elle, qu’un jour l’essai historique sur lequel elle planchait soit publié, qu’il rencontre le succès et que le chiffre de ses ventes la fasse inviter aux réceptions germanopratines qu’elle imaginait luxueuses, les toilettes créées par les couturiers de luxe voletant sur les marches des escaliers en marbre; elle se reprenait vite en sentant le pincement d’Alice sur sa main, n’est pas duchesse de Guermantes qui veut, ni Proust pour la décrire. Oncles, tantes et cousins suivaient, rien à dire de leurs vêtements, sauf qu’ils étaient endimanchés : les hommes ne portaient le costume qu’en ce genre de circonstances; les femmes ressortaient de la naphtaline la toilette réservée aux cérémonies, toujours la même robe, il n’y a pas de petites économies.
À l’entrée de la mairie, l’arc-en-ciel Alice eut un pendant. Roberta ne l’avait pas fait exprès. Elle avait choisi un ensemble vert clair, le vert lui paraissait porteur d’espérances, elle allait avoir besoin d’espérer, la petite Marie, à se marier avec un type dont on ne savait rien, il n’avait pas de famille sur le Plateau, jamais fréquenté l’école locale, qu’avait-il fait de ses vingt premières années, hein?- après tout, c’était peut-être un voyou, comment être sûr quand on n’a pas vu un enfant grandir sur place? Sa tenue était unie, pour une fois, et ça aurait pu passer, s’il n’y avait eu l’écharpe tricolore, mais Roberta y tenait, à son écharpe, elle mariait une Violienne [2]tout de même! De sorte que, à part le jaune, l’orange, le violet, Roberta figurait une autre sorte d’arc-en-ciel.
Tout se passa bien à la mairie, Léon ne fit pas d’histoire. Les mariés sortirent sous une pluie de grains de riz, gage de bonheur. Une fois dehors, ils s’embrassèrent, ça donna des photos attendrissantes.
Il fallait maintenant reformer le cortège. « Dans l’ordre », intima le tonton organisateur. C’était un petit homme rougeaud, veuf depuis tant d’années qu’il était heureux de revivre la cérémonie du mariage par personne interposée. -« Le marié, devant, avec Marie-Louise ». Achille n’avait ni père ni mère, le tonton organisateur ne le lui reprochait pas, mais ça compliquait l’ordonnancement du cortège. -« Et vous autres, là, entrez, mais entrez donc », répéta-t-il, la réussite de la cérémonie reposait sur ses épaules, il y mettait tout son coeur.-« Vous vous lèverez quand les mariés pénétreront dans l’église. « Le tonton organisateur se tourna vers Alice, pour une fois un peu à l’écart du cercle familial :-« Oui, vous aussi, la rousse-là, et Lise, entrez, asseyez-vous au premier rang. » S’il ne s’était pas agi du mariage de sa belle-soeur, Alice aurait fait bénéficier celui qui venait de la traiter de « la rousse-là » d’une paire de gifles à sa façon, elle avait un prénom, il n’avait qu’à le connaître, « on appelle les personnes par leurs nom et prénom, nom de Dieu de bordel de merde » . Ces mots choisis firent sourire Lise, seule à les entendre. Elle se mordit les lèvres, finit par retrouver son calme, et recommença à avancer. – « Bon, à toi, Léon », reprit le tonton organisateur, fier d’orchestrer le ballet familial. « Sors le grand jeu. », ajouta-t-il, en lui tapotant l’épaule. Le mariage de sa fille stressait Léon Razigade. Il était crispé. Il craignait une entourloupe. Achille était entré dans l’église et paraissait déterminé, mais sait-on jamais, les ragots avaient circulé, tout pouvait encore s’arrêter.
Peur sans fondement, la cérémonie religieuse se déroula selon le rituel. Chacun y alla de sa petite larme. Léon ne se retourna pas, il cacha son émotion à l’assistance. Il ne sortit pas de mouchoir. Ne surtout pas attirer l’attention sur lui, un homme de cinquante ans ne pleure pas, c’était inscrit dans ses gênes. À plusieurs reprises, le prêtre fut surpris lorsque son regard, balayant le groupe, remarqua les yeux voilés du père de la mariée. Léon ne voulait pas essuyer la larme qui perlait, son geste de la main aurait facilement été interprété. Il agrandissait puis rétractait les yeux. Il accompagnait ce mouvement oculaire d’une ouverture des mâchoires. Léon espérait contenir son émotion- une larme, ça va; plusieurs, bonjour l’image. Le prêtre crut un temps à des grimaces. Il ne connaissait pas Léon Razigade. Jamais il ne l’avait vu à la messe. Pas davantage, Léon n’avait accompagné son épouse au presbytère pour préparer le mariage religieux de sa fille aînée. Cela suffisait à le disqualifier aux yeux de ce prêtre très traditionnel, au fort accent polonais, jeune, mais sévère en dépit des efforts qu’il fournissait pour sourire et se mêler à la population- jeans, baskets, chemisette sport, surtout pas de soutane en dehors des célébrations. Le prêtre abandonna le père de la mariée à ses simagrées. Il conclut la cérémonie en bénissant les mariés et l’assistance, en d’amples mouvements. Le cortège se reforma et remonta l’allée centrale au son du « Water music » de Haëndel qu’Achille avait choisi pour sa gaieté. Sur les marches extérieures de l’église du XIIème siècle, les appareils photo crépitèrent; les portables ne les avaient pas encore totalement remplacés, même s’ils étaient devenus majoritaires. La belle robe bleue se pressa contre le costume gris anthracite. Les mariés ne se firent pas prier pour s’embrasser sur la bouche, longuement, fougueusement, devant tout le monde. Enfin leur amour s’affichait au grand jour.
Tout en vivant intensément le présent, il arrive parfois que la scène que nous jouons à l’instant t soit parasitée par une ou des pensées, le présent renvoyant au passé. C’est ce qui arriva à Achille.
[1] « Pel de lèbre, pel de lapin » : « peau de lièvre, peu de lapin » (occitan)
[2] « Violienne » : habitante de Viols-le-Fort