JE SUIS DE NULLE PART, DISAIT-ELLE
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution 2022 – HELLO EDITIONS
Présentation
Garance se croyait parisienne. Elle avait enfoui en elle toute trace de son passé. A peine se souvenait-elle qu’il était ensoleillé et violent, lumineux et sombre à la fois, quelque part dans le Midi. Une peine de cœur la contraint à fuir. Elle se croit poursuivie. Elle prend le premier train en partance. Ce sera Bordeaux. Où aller ensuite ?
Extrait 1 – Tout n’y est pas rose, Toulouse, le stade ( p 22).
Elle ne voit rien du tout, la Mexicaine, c’est une urbaine, une festive, d’ailleurs elle ne m’a prévu que des corvées pleines de bruit et de foule, ça commence ce soir par un match de rugby.
– Tu verras ces costauds! De vrais mecs! Les castagnes qu’ils s’envoient! C’est pas pour rien que la voix rocailleuse et les textes de combat de Nougaro les accompagnent.
Je cache mon enthousiasme. Futée, elle perçoit ma réserve. Allez, viens, tu ne peux pas manquer la Rue Saint Rome, tu adores lécher les vitrines, pas vrai ? Nous traversons la Place du Capitole dans l’autre sens. A 18 heures, sortie des bureaux oblige, nous ne sommes pas seules à le faire.
Pourquoi faut-il que ce soit devant nous que cette scène ait lieu ? Deux hommes courent. Ils ont l’allure de rugbymen, solides et véloces. Les genoux haut levés impriment à leur petite taille en mouvement une apparence insolite, un peu le genre d’Astérix et Obélix propulsés par la potion magique dans un tourbillon jaune plein d’énergie. Ils sont petits et gros comme les héros de ma bande dessinée préférée, mais moins drôles. Le second lancé à la poursuite du premier ne porte pas de menhir. Je sursaute en apercevant un couteau dans sa main droite. Sylvie le voit aussi, elle s’arrête instinctivement et me fait stopper d’un geste autoritaire et protecteur. Le gros au couteau gagne du terrain sur le gros désarmé. C’est à ce détail que je mesure la dimension de la place, plus large et longue qu’un terrain de rugby. Il arrive à sa hauteur. À peine l’autre reçoit-il le coup, il tombe et inonde de sang les pierres qui le reçoivent, sans douceur mais non sans cris. La foule détale, je m’attendais à un attroupement de curieux, un cercle avide de détails, pas du tout, les gens vaquent à leurs affaires, serait-ce banal ici ? Une scène de film ? Où sont cachées les caméras ? J’ai beau tourner la tête dans tous les sens, je n’en vois pas. C’est un crime, un vrai, il faut appeler les secours, c’est ce qu’a déjà fait Sylvie, elle ne m’a pas attendue; la police je m’en charge. Justement un de ces messieurs patrouille au Donjon du Capitole, je le hèle, ici on crie gentiment, c’est pas trop mon truc mais il y a force majeure. Immédiatement il appelle des renforts, voilà pourquoi j’écris ces
lignes depuis le Commissariat, ma visite de la Ville Rose attendra, merci l’accueil. On nous interroge, c’est long, très long, pourtant on n’a rien à dire, ce qu’on a vu tient en deux minutes. Il est très curieux l’Inspecteur, cet interrogatoire lui plaît, il le prolonge; il tourne ma carte d’identité dans tous les sens, je me retrouve dans la peau d’une suspecte; je n’aime pas du tout cette sensation.
– Toi qui voulais de l’imprévu, tu es servie ! sourit Sylvie à notre sortie.
Pas drôle le sombrero bleu, ta gueule, je suis toute remuée, n’en rajoute pas. Le flic m’a demandé mon adresse, j’ai donné la tienne et je suis coincée ici le temps de l’enquête, tu parles de tourisme !
– T’inquiètes pas ma chérie…
Ma chérie, ma chérie, je ne suis pas sa chérie, c’est quoi ces manières ? D’ailleurs l’inspecteur me demande de rester à sa disposition et c’est elle qu’il regarde. Vrai qu’avec son bleu criard des pieds à la tête, elle ne passe pas inaperçue, Sylvie. Vrai aussi que j’habite chez elle. Il sait où elle habite, il a photocopié sa carte d’identité, son nom est mentionné en premier sur le procès-verbal.
Je n’ai pas vraiment le cœur à aller au stade ce soir. Elle m’y pousse. C’est elle qui a raison.
Au début, je suis passive, mal assise il est vrai sur ces gradins populaires. Je regarde autour de moi, c’est un public d’hommes bien portants, les joues rondes, des épaules, et un fessier assez large pour déborder de la place payée, ou alors c’est que mon voisin de droite le fait exprès. Ils parlent, ils supputent, ces gens-là sont des supporteurs. Le bruit m’envahit. Moi, la Parisienne habituée à l’inconfort des espaces confinés, les transports en commun, les immeubles, les grands magasins, je me retrouve en plein air au milieu d’une foule bigarrée qui commence à s’égosiller. Ce sont d’abord des fanfares. Sylvie essaye de me faire comprendre qu’elles sont différentes les unes des autres. Moi, je n’entends que des tintamarres successifs sans rapport aucun avec la musique classique que j’affectionne. Il y aurait les supporters de Toulouse d’un côté, et ceux des visiteurs de l’autre. On ne les appelle pas par leur nom, on dit, on écrit les visiteurs, ce sont des étrangers, me voilà prévenue. Les drapeaux claquent, les porte -voix annoncent et la foule chantonne….jusqu’à l’entrée des équipes sur la pelouse. Les joueurs sont tous pareils, même format, même air concentré, mêmes couleurs dans chaque camp. Seul l’arbitre se détache. C’est un gringalet, le mot suffit à le décrire. Tout petit et maigre, comment prétend-il se faire respecter par ces mastodontes ? Ce chauve porte une tenue vert pétard. Tout le désigne de loin. Par côté, les arbitres de touche, en vert aussi, font les importants avec leurs petits drapeaux, pour l’instant repliés. A partir du coup de sifflet lançant le match, tout change. Les tribunes se mettent à bouger en fonction des courses, des passes, de la trajectoire du ballon; il vole de main en main, toujours en arrière, comme c’est curieux d’envoyer le ballon en arrière quand on veut foncer vers l’avant ! Il est ovale en plus, pas commode à saisir, à conserver, sans parler d’aller le chercher sur le sol où il gambade à sa guise, à droite, à gauche, le défenseur anticipe, ouf sur ce coup il le tient, la horde qui le pourchasse en est pour ses frais. Parfois aussi, le ballon tournoie dans les airs, sur le terrain et même en touche, j’apprends que c’est permis. Mieux que ça, des clameurs enthousiastes saluent l’exploit d’avoir « trouvé la touche », ce sont leurs mots, moi qui croyais que la règle de base était de jouer sur le terrain ! Très vite, la boue salit les tenues, les visages rougeauds brunissent à moins qu’un coup inattendu ne fasse couler le sang, c’est normal aussi, m’assure Sylvie qui trépigne. Ces bizarreries ne m’empêchent pas de me piquer au jeu. Je me mets à applaudir, à encourager les nôtres, je suis d’ici maintenant, leur courage, leur vigueur m’impressionnent. Je ne vois pas le temps passer, je hurle comme tout le monde et n’ai plus de voix au coup de sifflet final pour entonner « On a gagné », c’est chaud, c’est simple, je ris à l’unisson, mon corps vibre. L’ambiance, la bonne humeur m’accompagnent à l’extérieur, je ne m’impatiente pas dans les bouchons à la sortie du stade ni sur le périphérique extérieur, Xavier m’avait prévenue. Car Sylvie, taxi toulousaine, habite à la campagne. Après le périphérique, un bout d’autoroute jusqu’à la sortie Muret, là, à droite vers un village au nom rugueux dont j’aime la sonorité : Lamasquère. En fait de village, je n’en vois pas, c’est une suite très espacée de maisons ou de fermes entourées de vastes terrains où paissent des vaches quand ils ne sont pas plantés d’arbres d’ornement. La campagne est plate, tranquille, je vais me reposer.
Extrait 2 – Au centre du monde, Perpignan, Aragon, Tremplin (p 32 et s).
Je lève les bras et crie derechef, la douleur et le bonheur de trouver un sauveur. Lequel ne file pas, par chance. Il m’observe. J’ai l’air d’une folle c’est ce qu’il pense sous son béret je le sens, il y a le mot Francia dans ce qu’il raconte. Je dis oui, si, gracias, Dieu y trouvera les siens et lui aussi, on m’a fait apprendre des rudiments d’anglais seule langue internationale tu parles, derrière les Pyrénées c’est espagnol qu’on cause et je n’en connais que trois mots : si, gracias, por favor, j’invente pour l’occasion Polizia que j’agrémente de Guardia Civil au fil de mes tâtonnements. Ce
sésame ouvre la porte de son esprit que je dénigrerais si je lisais cette histoire confortablement installée dans un fauteuil avec tout ce qu’il faut à portée de main à Paris ou dans n’importe quelle ville où j’habiterais, mais je la vis, cette histoire, je suis perdue, j’ai mal, plus un sou en poche et la trouille plus la faim au ventre, alors non, j’estime hautement l’intelligence de l’unique humain capable de m’orienter. C’est vite fait d’ailleurs. Il en connaît du monde, Pablo, et il est connecté, lui, c’est un berger moderne. Avec son portable il appelle la police qui rapplique en quatre-quatre récupérer l’hurluberlue paumée. Merci, gracias, Pablo. Décidément j’en pince pour les flics ces derniers temps. Ces deux-là se complètent : un jeune un vieux, un gros un maigre, un glabre un moustachu, un sinistre l’autre souriant. Ils ont en commun d’aimer les choses claires, je ne le suis pas, et les papiers en ordre, je n’en ai pas. Surtout que je ne fais pas l’effort de parler un mot d’espagnol, ils haussent …les épaules pour l’un, les yeux au ciel pour l’autre et cherchent à se débarrasser du mistigri. Du galimatias que j’entends, je déduis deux informations : 1) je me trouve en Aragon ; 2) il y aurait un Consul de France à Zaragosa, que des Z, que des A, c’est plus chantant que notre plate traduction Saragosse, moi qui n’aime pas les langues étrangères je le dis tout net. L’Aragon, je m’en fous, je n’avais encore entendu parler que d’un Roi portant ce titre, j’ignorais complètement que c’était une province– on dit province ?– espagnole. Mais Consul de France, voilà qui me plaît, c’est lui qui va me sortir de là. Évidemment, il nous faut plus d’une heure de route de montagne pour le rejoindre. Évidemment il me fait recevoir par un conseiller. Évidemment je ne lui saute pas au cou, lui sourire suffira, il parle français c’est déjà magnifique. C’est après que ça se
gâte. Je n’ai pas de papier (encore !), pas d’adresse à mon nom (ben quoi j’habite chez un copain), je dis avoir été agressée (tu la veux, ma souffrance ?)…sauf qu’un rapport de police me mentionne en qualité de témoin d’un meurtre (yeux exorbités il s’anime enfin; j’y suis pour rien, zombie, j’ai vu, c’est tout), il lit tout ça dans sa machine ce diplomate qui ne l’est pas avec moi ? Bref, à ses yeux, je suis une SDF. Je reconnais que les apparences sont contre moi.
– Je peux vous faire reconduire à la frontière.
Il peut, puissance, puissance, il bombe le torse, je vais dégonfler cette baudruche, et vite encore.
– Que voulez-vous que je fasse à la frontière ? D’un côté comme de l’autre, ce n’est pas chez moi.
– Mais vous m’avez déclaré que vous ne vouliez pas retourner chez vous ?
– Non. Que je ne POUVAIS pas aller chez LUI.
– Et chez elle ?
– Non plus.
L’écheveau n’en finit pas de s’enrouler, il est perdu le conseiller consulaire, et, quand il est perdu, puisqu’il a le pouvoir, il perd patience.
– En clair vous êtes sans domicile, sans argent, sans papier, sans revenus.
Je suis sonnée, moi qui ne me sentais pas grand-chose, de l’être si peu que ça.
– Alors voilà ce que je peux faire pour vous aider.
Pendant qu’il prend sa respiration, le temps de poser sa voix, je note comme il choisit bien ses mots le Conseiller Consulaire : moi je n’ai rien; lui, il peut tout; il ne pense qu’à m’aider, merci Seigneur, quelle bonté d’âme, tu es mon deuxième sauveur de la journée; cela n’a rien à voir avec ton métier bien sûr.
– Le Consulat vous paye un billet de train jusqu’à Perpignan et prend rendez-vous en gare de Perpignan avec une structure spécialisée dans l’accompagnement de gens comme vous, d’accord ?
– Pas le choix.
– Vous pourriez dire merci !
Et puis quoi encore ?
Me voici au Centre du Monde en une heure de temps. Je revois le fou qui a appelé cette gare le Centre du Monde tout en lissant sa fine moustache et en se délectant de ses élucubrations.
L’association qui s’occupe de « gens comme moi » – comme disait le jeune BCBG, mèche pendante, visage lisse, oreilles propres, lunettes ajustées sur cravate de vieillard, je préfère être comme moi que comme toi, connard !– porte un nom destiné à leur faire croire qu’ils vont
rebondir : TREMPLIN.
– Tout commence par la tête, tu sais, me dit d’emblée Jonathan, cheveux longs, foulard rouge que je reconnais à l’étiquette « Tremplin » qu’il porte obligeamment autour du cou. Il conduit prudemment le tacot qui n’a qu’une marque : Tremplin, peinte sur trois côtés, le reste est un mélange de pièces détachées de Peugeot, de Renault avec un zeste de Nissan.
Extrait 3 – Se perdre dans un écusson, il faut le faire ! (p61 et s).
…,cap sur la mer.
La ligne de tramway qui longe le boulevard y conduit directement m’a-t-on dit. Directement, pas tout à fait. Après trente minutes d’un transport silencieux, nous apercevons les premiers étangs et stoppons à Pérols, un village de la périphérie. Terminus, tout le monde descend. Je place mes mains au dessus des yeux pour scruter l’horizon comme je l’ai vu faire par des capitaines au long cours. En vain, pas de mer ici. C’est bien le terminus, mais sur du goudron à côté de la voie rapide où se pressent les voitures. Plaisir de se gaver de bruit et de pollution quand je me voyais déjà en maillot de bain ! La mer serait à moins de deux kilomètres. J’ai le choix : prendre le prochain bus ou louer un vélo pour la journée. Ils sont décidément fous à lier, construire une ligne de tramway qui ne va pas à destination ! Il ne me reste plus qu’à pédaler dans le flot des voitures. Décidément l’écologie n’est pas reine sur ce littoral, dommage.
La Méditerranée est si calme, ses vagues si peu formées, sans le moindre brin de vent, la plage si peu fréquentée en juin, qu’aussitôt arrivée je m’endors sur le sable. La détente, quoi! Une étape franchie, cette voix reconnue, le sentiment de progresser, le travail aussi, c’est crevant de rester debout du matin au soir… Résultat immédiat : ma peau pâle ne l’est plus, elle rosit à vue d’œil, deux heures après elle est toute rouge, où ai-je mis la pommade ? Le bain me rafraîchit à peine, le sel pique ma peau brûlée. Vite rentrer. À l’ombre toute.
Le lendemain est un dimanche, grasse matinée au programme, au moins jusqu’au tintement des cloches des églises.
Toc, toc, toc.
Qui frappe à ma porte, à neuf heures à peine ?
J’enfile mon pyjama dés que j’en trouve un. Moi qui dors sans, je renverse le tiroir sans dessus dessous à la recherche de mes dessus ou de mes dessous, je panique je ne sais plus ce que je dis.
Toc, toc, toc,
Zut, la personne insiste.
J’en déniche un enfin. Vite, un peu d’eau sur la figure.
Toc, toc, toc.
J’arrive.
J’ouvre.