DESERT INTERIEUR
EXTRAIT → p. 40 du livre
→ Roman de Didier AMOUROUX – parution mai 2018 – Edition du MONT
Nous nous équipons pour le confort du petit et pour le nôtre. Agathe a fini par sortir de sa léthargie, pari gagnant Francis c’était bien le désir d’enfant qui la tuait, la voilà sauvée. Elle achète, elle achète, pas de belles fringues pour elle, non, elle n’a jamais éprouvé de plaisir à bien s’habiller, ce qu’elle veut c’est combler Sylvain. Elle le couve, elle le gâte, rien n’est trop beau pour lui, un lit de bonne marque la publicité est interdite dommage, des vêtements de qualité, des jouets en veux tu en voilà…Et puis, la maison. Elle était petite, c’est vrai, de là à construire un étage était-ce bien raisonnable ? il avait sa chambre après tout. Non, elle a voulu faire entrer plus de lumière pour que Sylvain s’épanouisse. Donc surélever, le soleil pénétrera directement sans ombre d’aucune sorte, tu verras comme il sera bien et nous aussi. Avec deux grandes baies vitrées sa vue portera au loin tu comprends ?, c’est elle qui plane. Du marbre sur le sol, du blanc, rien n’est trop beau pour qu’il s’y mire. Un nouveau salon, une nouvelle salle à manger et après on refera la cuisine. Equiper la cuisine, la mode vient d’être lancée Agathe y souscrit, peu importe qu’elle ne s’en serve jamais elle a horreur de cuisiner le moindre plat. Elle souscrit à la mode et moi aux traites, le crédit à la consommation n’est pas fait pour les chiens, celui-là aussi est à la mode, endettons nous.
Au début, le petit n’en revient pas de tous ces cadeaux, de tous ces travaux, dans la journée il trottine à côté d’Agathe dans les rayons des magasins, les grands les petits les moyens, les vendeuses le cajolent elles l’ont reconnu il est l’enfant roi. Ce qu’il aime le plus ? Tout ce qui roule, les billes les cerceaux les balles les ballons, nous zigzaguons dans la maison, j’ai failli me fouler dix chevilles en glissant dessus, n’est pas Zidane qui veut. Zidane tiens, la télé le captive, il reste figé, nous aussi pour le coup, jamais Agathe n’a regardé autant de matchs et pas que de foot, de tous les sports à ballon, que dans cette période qui est aussi notre période bleue, bleu azur comme le ciel du Midi ou le pastel de Lectoure, ce superbe bleu gersois qu’un de mes artistes fait vibrer sur ses toiles. Après encore ce sera le tour des meubles, elle les changera un à un, d’un seul coup aucun de ceux qui nous entourent depuis des années ne trouvera grâce à ses yeux, même ceux dont elle a hérité, deux bergères Louis XVI et une bibliothèque empire dans un merisier luisant, le brocanteur connaît notre adresse, il nous sourit et cajole Sylvain, aucun geste n’est gratuit, il a tout pour rien et je ne vous facture pas le déménagement conclut-il sans rire. Le contemporain pénètre chez nous, foin de la tradition, une table ovale en verre pour la salle à manger, la femme de ménage s’échinera à enlever les tâches que le gras des mains y imprime, faut comprendre le petit, Madame, sa tête arrive à peine à la hauteur de la table il est bien obligé de la tenir avec les mains. Sales, forcément, il joue ce gosse. Trois poufs jaunes et deux fauteuils droits d’un gris austère, c’est tendance. Plus tard viendront le meuble bar, on ne boit pas mais ce sera pour nos réceptions tu vois– susurre-t-elle sans vraiment me demander mon avis- la chaîne stéréo et je ne parle pas des luminaires que Sylvain décanille l’un après l’autre, il ne fait pas de détail leur forme ou leur couleur lui importent peu, ce doit être la lumière artificielle qui le gêne le soir, elle est trop crue à son goût.
Je parlais de tradition tout à l’heure, je n’ai jamais été une grenouille de bénitier, Agathe si, mais c’était avant. Depuis que Sylvain est arrivé, elle n’a poussé la porte de l’église que pour son baptême, depuis, rien. Sa prière exaucée, elle est passée à autre chose on dirait. A la maison on ne parle jamais du bon Dieu, des canards sauvages non plus ils sont sauvages on ne peut pas les acheter à ce stade de nos vies nous ne pensons qu’à acheter. Les cartes bleues chauffent, le compte dégringole, le banquier voit rouge, mon teint devient cireux quand je sors de son bureau, bleu blanc rouge bienvenue en France mon Sylvain.
Car je m’y mets aussi. Un crédit remboursé, j’en prends un autre, envie de changer la voiture, besoin de lui ménager une place plus confortable, deux versions pour un achat. En fait, j’ai craqué pour la berline blanche et surtout ses cent dix chevaux, je fais le malin en accélérant, histoire de les doubler tous, c’est moi le plus fort. Je ris de bonheur à mon volant et Sylvain aussi, digne fils de son père.
Et puis nous faisons du sport. Je lui apprends à pédaler, petite dépense ce petit vélo dont j’enlève vite les roulettes. Moyenne dépense quand il passe au VTT. Grosse dépense d’emblée pour le mien, l’électrique n’existe pas à cette époque sinon je me le serais payé, rien n’est trop beau, je choisis le plus cher du magasin avec sa fourche télescopique et ses vitesses innombrables, j’en ai jamais eu de pareil. Le tennis plombe davantage nos comptes, les abonnements au club, celui d’Agathe le mien, les cours du petit et les raquettes que l’on change et les belles tenues, faut ce qu’il faut. Surtout dans ce club huppé, bien fréquenté, on nous connaît, on y est bien, pas seulement pour jouer. Agathe et moi plastronnons, nous aimons cette société là, polie, distinguée, friquée, nous présentons notre Soleil, il régnera sur le monde. Quelques cours encore et son toucher de balles fera des merveilles, j’en suis sûr. Il sera classé, j’en mets ma main à couper, et vénéré par ces notables du village au teint hâlé toute l’année.
Tout va bien, nous sommes heureux, il évolue, nous préparons le bel avenir dont nous rêvons pour lui.